Le sang du foulard

Le sang du foulard

Feuilleton épisode 15

 

Les Disparus de Baume Étrange

© Rémi Le Mazilier

 

L'épisode 14 est sur ce clic

 

XV

L’Œil du diable

 

Les quatre garçons, agglutinés épaule contre épaule face à la saillie de roche, conjuguaient les faisceaux lumineux de leurs lampes sur la trace ensanglantée. Un bref silence de mort tomba sur le groupe, tandis que l’on pouvait entendre les respirations au souffle court. Rémi encaissait les coups violents, au rythme rapide, que son cœur lui faisait subir. Aigle posa un index sur la trace et le fit glisser sur deux centimètres ; il tourna sa main et observa la matière légèrement visqueuse qui tachait le bout de son doigt. Le sang était mêlé à de l’argile. L’empreinte adhérait parfaitement au calcaire pur et propre et le sang n’avait pas dégouliné. L’humidité de l’air (qui est, dans les grottes du Vercors, proche de la saturation), en empêchait le séchage ; la marque conservait ainsi une « fraîcheur » impressionnante – contrairement aux pellicules de boue qui s’étaient acoquinées avec les verres de lunettes de Renard ! « Putain ! se contenta de dire Renard. - Merde, alors ! » surenchérit Aigle. – Ça fiche la trouille ! » ponctua Mouche, en ramenant ses poignées sur le haut de sa poitrine.

 

Rémi ne dit mot ; tout cela lui semble tellement irréel ! Instinctivement, il fait quelques pas en arrière sur le parcours de l’étroite galerie. A quelques mètres de la sortie du réseau des Soupirs, de petites taches noirâtres maculent le sol fait de terre et de cailloux ; Rémi se baisse et les éclaire. Il s’agit bien de sang… Ces taches se succèdent parallèlement aux rares empreintes de semelles boueuses discernables sur ce parterre graveleux. Tout-à l’heure, dans leur précipitation, ces indices avaient dû leur échapper !

 

« Wapiti ou Panthère ont dû se blesser… C’est facile de se taillader les mains sur les lames d’érosion ou en désobstruant ! » rassure le CP, campé sur l’allée en béton devant ses trois scouts décontenancés, à deux pas du ressaut qu’ils viennent de descendre. « Mais où ils sont ? » lance spontanément Mouche. – Allons voir au lac ! » décide le CP. Les scouts se rendent à la salle terminale à grandes enjambées. Une vaste étendue d’eau glauque l’occupe : le niveau du lac a monté de quelques mètres. Des gargouillements hantent les lieux. L’excédent de la rivière souterraine se perd en plusieurs points d’absorption situés au-dessus du niveau normal. Le cours d’eau (qui n’a plus emprunté les grandes galeries sèches depuis des milliers d’années) circule habituellement à un étage géologique inférieur, dans un réseau de fissures continuellement noyées. Transparent en temps normal, le lac est à présent troublé par l’argile en suspension ; les lampes, en éclairant cette eau d’un vert sinistre et épais, sale, se heurtent à un trouble impénétrable.   

 

Nulle trace des disparus dans la salle du Lac. D’ailleurs, l’allée de béton ne présente aucune empreinte boueuse pouvant appartenir aux deux jeunes spéléologues…

 

La branche du réseau des Soupirs qui aboutit à la salle du Lac, en direction contraire de celle de la galerie du Laminoir, arrive en balcon au-dessus d’un bras d’eau étroit mais profond, à proximité de la plate-forme terminale – un plancher suspendu qui fait office de terminus. Une galerie non aménagée ni électrifiée perce la paroi de la salle du Lac, à quelques mètres au-dessus du plan d’eau, crevant le rocher d’un trou noir parfaitement circulaire : l’Œil du diable. Cette galerie, aux dires de Robert Leblanc, s’achève rapidement sur une fissure trop étroite pour être franchie. Mouche-pas-touche ne cesse de faire courir le faisceau de sa lampe torche sur la paroi qui relie le balcon des Soupirs à l’Œil du diable.  « Qu’est-ce que tu crois y trouver ? interroge Aigle, avec un soupçon d’ironie. – Ch’ais pas ! » répond négligemment le petit Mouche.  C’est alors que Rémi pousse un cri joyeux : « Là ! ». Le cul de pat’, tout excité par le résultat de son observation, fixe le rond de lumière de sa lampe sur un point précis de la paroi que Mouche explorait à distance. Les quatre garçons se penchent au-dessus de la rambarde de fer pour mieux cerner « l’indice » mystérieux. En fait, une succession de taches de boue visiblement récentes trace une piste agrippée à flanc de parois, sur des « prises » de la roche. « Nom d’un chien ! fait le CP, des traces de pas toute fraîches ! – Ils sont « passés » par là ! déclare Mouche, triomphant. – Il faut aller voir ça de près ! proclame le CP. – Bravo, Mouche ! » complimente Renard.  Le réflexe (providentiel ?) du fouineur de la patrouille libre des Choucas ramène ainsi les quatre scouts, tout de boue vêtus, dans le réseau des Soupirs ! Il s’agit de suivre l’itinéraire acrobatique que Wapiti et Panthère ont bizarrement emprunté ! Un sourire éclaire les quatre visages juvéniles souillés de terre glaise et un joyeux entrain saisit enfin le petit groupe. 

 

Un jubilatoire « Chjak-chjak-chjack ! – Choucas-choucas...  – Toujours alerte ! » se met à monter sous les voûtes des sombres méandres de Baume Étrange…

 

C’est Aigle, « grand varappeur devant l’Eternel », comme l’appelle Hibou paisible, qui s’attribue la mission délicate de franchir les quatre mètres de paroi abrupte qui surplombe le bras d’eau ; cette branche du lac est agitée en surface d’un frémissement impressionnant, dû au fort courant qui aspire vers les profondeurs invisibles. Aigle tient sa torche enlacée autour d’un poignet, tandis que ses compagnons s’efforcent tant bien que mal d’éclairer sa course. Le CP ordonne à deux garçons d’aller se poster sur la plate-forme afin de mieux répartir leur éclairage ; Mouche et Rémi s’exécutent.

 

Agrippé à la paroi au-dessus de « la fosse », Aigle écarte bras et jambes pour s’appuyer sur les aspérités. Il respecte scrupuleusement la règle « des trois » : toujours trois points d’appui ; ce sera deux pieds et une main ou deux mains et un pied ! « C’est la règle d’or, en escalade ! explique Renard au novice. – Les traces sont vraiment fraîches ! » s’écrie Aigle avec satisfaction. Avec une aisance déconcertant qui stupéfie Rémi, le CP parvient à se hisser au niveau de la « lucarne ». Le novice est envahi par l’appréhension de devoir, tôt ou tard, effectuer ce genre de prouesses – au-dessus d’une eau noire ou loin du sol ! Aigle s’enfonce dans le couloir lugubre. Le martèlement de ses bottes en caoutchouc et sa voix sont comme aspirés par le sinistre corridor…

 

« Les traces continuent…, elles sont récentes !... ». Un peu d’écho puis plus rien.

 

Sur la plate-forme de la salle du Lac et sur le « balcon », le froid et l’humidité commencent à envelopper les trois scouts, pénétrant combinaisons et chandails. On grelotte et l’on s’impatiente. Les regards se posent souvent sur le grand trou noir qui, tel un œil scrutateur, semble surveiller les garçons. Mouche va et vient d’un bout à l’autre de la plateforme, éteignant, rallumant sa lampe, la dirigeant sur tel ou tel point de cette voûte étrangement bardée de lames de roches semblables à des sabres suspendus au plafond. Les ombres portées bougent au gré des mouvements de la torche, prenant des allures de fantômes. Rémi se frappe le corps avec les bras pour se réchauffer. Renard piétine sur son balcon, les mains dans les poches.

 

Mouche, toujours prompt à tout transformer en jeu,  propose : « Et si on éteignait les lampes ? Hein ? Ça serait drôle, pas vrai ? » Renard et Rémi acceptent le jeu et on convient de faire silence. Dans le noir absolu, l’espace perd ses dimensions et les sons prennent le dessus. Les gargouillements de la rivière souterraine, le bruissement des remous du lac, les bruits de chute des gouttes d’eau gagnent en résonance. L’air devient glacial. Ni Mouche, ni Renard ne bougent, observant la consigne… Le cul de pat’ n’entend même plus la respiration de son proche compagnon ! Son imagination se débride ; des idées saugrenues naissent dans sa tête, des idées terrifiantes. Des taches blanchâtres apparaissent dans la nuit puis s’effacent devant leurs rétines – perception factice résultant de l’obscurité totale. Des cailloux roulent quelque part, sur une pente invisible. Le cœur de Rémi bat très vite – mais sourdement. « Vous avez entendu ? » demande-t-il, apeuré. Mouche répond : « Une bestiole ou un petit éboulement… t’as peur ? ». Le cul de pat’ n’ose évoquer les élucubrations qui hantent son esprit.

 

Le temps passe et l’on se met à échanger quelques mots. Puis Mouche pousse le cri des Choucas – auquel Rémi et Renard vont se joindre mais sans entrain. Le cœur n’y est pas ! Progressivement, les mots s’estompent. Silence. Les bruits d’eau s’enrichissent alors de nombreux chuchotements. Des fantômes au langage incompréhensible peuplent les ténèbres de leur conciliabule. Rémi sursaute en tremblant à la pensée qu’il pourrait être seul sur cette plateforme. Se rapprochant de Mouche, toujours plongé dans l’obscurité totale, le novice peut à nouveau entendre la respiration du petit et les froissements de ses vêtements. Renard, campé sur son balcon des ténèbres, tape un peu du pied ; cette autre présence rassure. Pour se réchauffer, on remue bras et jambes… Ces mouvements s’entendent. Quelquefois, fugitivement, l’un ou l’autre allume sa torche, comme ça, pour se manifester, puis l’éteint à nouveau…

 

Enfin, un bruit qui semble lointain, sourd, arrive de l’Œil du Diable – des pas qui se rapprochent. Des lambeaux de lumière se multiplient sur les parois bosselées de la lucarne ; l’Œil du diable s’animent d’éclats mouvants.

 

La suite sur ce clic...

 

 

 

 

 

 

 

 



15/05/2015
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Nature pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 73 autres membres